Article de Madeleine Delbrel (1904-1964), dont la cause de béatification est en cours, pour la revue des PP. Dominicains Vie spirituelle de novembre 1946
Pourquoi nous aimons le Père de Foucauld
L’influence considérable que « l’homme du désert » a eue sur notre temps a entraîné bon nombre de vocations contemporaines. La large synthèse que représente sa vie explique pourquoi des voies si dissemblables peuvent se réclamer de lui. Il est, à lui seul, la réunion de tant de contrastes !
Besoin incoercible de prière devant Dieu ; don sans mesure à tout être qui le sollicite.
Imitation candide de la vie du Christ en Palestine, de ses gestes, de ses actes ; connaissance de son entourage et adaptation.
Amour passionné du proche prochain ; amour fidèle de chaque instant pour l’humanité tout entière.
Reconstitution si tendre de la maison de Nazareth autour d’une hostie exposée ; « randonnées d’apprivoisement » à travers les pistes sahariennes.
Obstination héroïque dans une vocation rudement dessinée ; compréhension et préparation de la vocation d’autrui.
Dévotion au travail manuel ; persévérance inlassable dans un labeur d’érudition.
Désir incessant d’une famille spirituelle ; vocation divine à une solitude dont sa mort sera l’achèvement.
Comment s’étonner que dans ce carrefour de grâces que fut cette vie, tant de ceux qui se donnent actuellement à Dieu, quel que soit le mode de ce don, reconnaissent leur appel et trouvent un modèle !
Aussi, laissant à d’autres la possibilité de dire ce qui dans le Père de Foucauld les a éclairés, guidés ou confirmés sur leur route, nous voulons très simplement souligner ici les aspects de sa vie qui nous ont aidés à trouver la nôtre.
« S’exhaler devant Dieu en pure perte de soi-même », dit Charles de Foucauld en citant Bossuet. De toute sa vie se dégage un extraordinaire caractère de gratuité. Dieu, s’il est son Dieu, demeure toujours Dieu et c’est parce qu’il est Dieu, que, d’abord, Charles de Foucauld l’aime.
Charles de Foucauld est pour nous le type de ces vocations théocentriques, qui captent l’âme directement pour Dieu dans le Christ. Ces hommes-là n’ont pas de choix à faire. Dieu touche tout l’horizon. Du fait même qu’il existe, il est éminemment préféré.
« Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour Lui : ma vocation religieuse date de la même heure que ma foi : Dieu est si grand, il y a une telle différence entre Dieu et tout ce qui n’est pas Lui ! » (Lettres à Henry de Castries, p. 97)
Pour ces hommes, l’amour de Jésus-Christ conduit à l’amour de tous nos frères comme pour d’autres la vocation à l’apostolat sera le chemin d’un don total au Christ.
Cette gratuité vis-à-vis de Dieu se retrouve en effet vis-à-vis du prochain. Charles de Foucauld lui donne sa vie de chaque jour, et l’on sait avec quelle largeur de don et de disponibilité, prêt à mourir pour lui – et il est mort pour lui – il n’attend pas les résultats, ne se trouble pas de son parfait échec, garde sa paix quand, ayant passé presque toute sa vie au désert, son seul bilan est la conversion, peu assurée, d’un Africain et celle d’une vieille femme. Il aime pour aimer, parce que Dieu est amour et que Dieu est en lui et qu’en aimant « jusqu’au bout » tous les siens, il imite, autant que faire se peut, son Seigneur.
Parce que homme d’adoration, le Père de Foucauld a été homme de solitude et de désert. Partout où va un homme, fût-ce au désert, l’homme doit faire son désert.
Le Père de Foucauld nous a vraiment éclairé d’une clarté nouvelle le premier commandement de Dieu à l’humanité : « Un seul Dieu tu adoreras ».
On a souvent comparé la prière à une respiration. À travers les écrits du Père, l’adoration se précise comme le « poids » de l’âme, comme ce qui la met en face de son Dieu dans son attitude humaine. Cette attitude de créature vis-à-vis de son créateur, nous pensons que c’est celle qu’il convient que nous prenions, et de façon urgente, dans notre monde inverti vers l’homme, détourné de sa fin. Il est indispensable que beaucoup d’entre nous s’y dévouent, c’est comme un besoin du corps mystique.
En ce moment où le Saint-Esprit pousse tant de vocations vers la poursuite des hommes perdus, où tant de chrétiens, pressés par la charité du Christ, regardent éperdument vers ceux qui sont égarés, pour se faire tout à tous – hormis le péché – pour aller les rejoindre aux limites extrêmes de leur éloignement, il en faut d’autres tournés vers Dieu ; à l’intérieur même de la pâte humaine, il faut des hommes d’adoration, si persuadés de la nécessité de leur tâche que, même privés de toute action sur leurs semblables, ils sauraient qu’ils répondent à l’essentiel de leur vocation en répétant à Dieu dans nos déserts contemporains, dans nos métros et sur nos routes, dans nos maisons et dans nos fermes : « Vous êtes celui qui est : nous sommes ceux qui ne sont pas. »
Notre temps a besoin de ces sacrifices accomplis parmi les hommes qui les ignorent ; il a besoin de voix qui « crient dans nos déserts » la phrase dont les écrits du Père de Foucauld sont pleins et sur laquelle sa vie était axée : « nous vous rendons grâce à cause de votre grande gloire », « en pure perte de nous-mêmes ».
(à suivre)